Chapitre vingt-cinq

Le lendemain matin, je me suis réveillée en panique. J’avais rêvé que j’étais seule au milieu d’un immense lac, sans bateau. Je me suis redressée d’un coup en bataillant avec le BiPAP, j’ai senti les mains de Maman sur mon bras.

– Bonjour, ça va ?

J’avais le cœur qui battait à tout rompre, mais j’ai dit oui. – Il y a Kaitlyn pour toi au téléphone.

Je lui ai montré le BiPAP, elle m’a aidée à retirer le masque, puis elle m’a branchée sur Philip et

j’ai pu enfin prendre mon portable.

– Salut Kaitlyn.

– Je t’appelais juste pour vérifier, pour voir comment tu allais. – Merci, c’est sympa. Je vais pas mal, ai-je répondu.

– Tu n’as vraiment pas eu de chance, ma chérie. C’est extravagant. – Sans doute, ai-je dit.

Je ne me posais plus trop de questions sur ma chance. À vrai dire, je n’avais pas très envie de

parler avec Kaitlyn, mais elle persistait à faire durer la conversation.

– Alors c’était comment ? a-t-elle demandé. – Voir son copain mourir ? Euh, nul. – Non. Être amoureuse.

– Ah, ai-je dit. C’était… sympa de passer du temps avec quelqu’un d’aussi intéressant. On était très différents, on n’était pas d’accord sur plein de trucs, mais je ne m’ennuyais jamais avec lui, tu vois ce que je veux dire ?

– Hélas, non. Les garçons avec qui je sors sont affreusement ennuyeux.

– Ce n’était pas le mec parfait ni le Prince charmant des contes de fées, ni rien. Il essayait parfois

de l’être, mais j’aimais moins quand il était comme ça, je le préférais nature.

– Tu as des photos de lui, des lettres, un album de souvenirs ?

– J’ai quelques photos, mais il ne m’a pas vraiment écrit de lettres. Il manque des pages dans son carnet et je crois qu’elles m’étaient destinées, mais il a dû les jeter, ou elles ont été perdues, je ne sais pas.

– Il te les a peut-être envoyées par la poste, a-t-elle dit. – Non, je les aurais déjà reçues.

– Alors peut-être qu’elles n’étaient pas pour toi. Peut-être… Je ne veux pas te miner ni rien, mais

il se peut qu’il les ait écrites pour quelqu’un d’autre et qu’il les a ait envoyées à…

– VAN HOUTEN ! ai-je crié. – Ça va ? Tu as toussé ?

– Kaitlyn, je t’adore. Tu es un génie. Il faut que j’y aille.

J’ai raccroché, je me suis retournée pour prendre mon ordinateur portable sous mon lit, je l’ai

allumé et j’ai envoyé un e-mail à lidewij.vliegenthart.

Lidewij,

J’ai de bonnes raisons de penser qu’Augustus Waters a envoyé des pages de son carnet à Peter Van Houten peu avant sa mort (celle d’Augustus). Il est très important que quelqu’un lise ces pages. J’ai évidemment envie de les lire, mais elles n’ont peut-être pas été écrites pour moi. Quoi qu’il en soit,

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elles doivent être lues, il le faut absolument.

Pouvez-vous m’aider ?

Avec toute mon amitié, Hazel Grace Lancaster

Elle m’a répondu en fin d’après-midi.

Chère Hazel,

J’ignorais qu’Augustus était mort. Cette nouvelle me remplit de tristesse. C’était un jeune homme

au charme éblouissant. Je suis vraiment désolée et tellement triste.

Je n’ai pas parlé à Peter depuis que j’ai démissionné, le jour de notre rencontre. Ici, c’est la nuit, mais dès demain matin, j’irai chez lui pour trouver la lettre d’Augustus et obliger Peter à la lire. En général, c’est le matin qu’il est le plus en forme.

Avec toute mon amitié, Lidewij Vliegenthart

P-S : J’irai avec mon compagnon au cas où il faudrait maîtriser Peter.

Je me suis demandé pourquoi, dans les derniers jours, Gus avait préféré écrire à Van Houten, l’informant qu’il lui offrait son pardon contre ma fameuse suite, plutôt que de m’écrire. Peut-être que, dans les pages arrachées, il ne faisait que réitérer sa requête. C’était plausible. Il avait pu mettre son état dans la balance pour que mon rêve se réalise. Obtenir la fin d’ Une impériale affliction était une cause dérisoire pour laquelle mourir, mais c’était la plus glorieuse qu’il lui restait.

Ce soir-là, j’ai passé mon temps à vérifier si j’avais des e-mails, puis j’ai dormi quelques heures, et vers 5 h du matin, j’ai recommencé à guetter. Mais rien n’arrivait. J’ai essayé de regarder la télé pour me distraire, mais mes pensées revenaient sans cesse à Amsterdam. J’imaginais Lidewij Vliegenthart et son petit ami traverser la ville à vélo pour accomplir la folle mission qui consistait à retrouver la dernière lettre d’un adolescent mort. J’aurais adoré rebondir sur le porte-bagages du vélo de Lidewij Vliegenthart filant par les rues pavées, le vent m’aurait souffler les boucles rousses de la jeune femme au visage, l’odeur des canaux et de la fumée de cigarettes me serait parvenue par bouffées, les gens auraient bu de la bière à la terrasse des cafés en prononçant leur « r » et leur « g » d’une façon que je n’apprendrais jamais.

L’avenir me manquait. Je savais, bien sûr, même avant sa rechute que je ne vieillirais pas avec Augustus Waters. Mais en pensant à Lidewij et à son petit ami, j’ai eu le sentiment d’avoir été dépossédée. Je ne reverrai sans doute jamais plus l’océan d’un hublot à neuf mille mètres d’altitude, de si haut qu’on ne distingue plus ni les vagues ni les bateaux et que l’océan ressemble à un monolithe splendide et interminable. Je pouvais l’imaginer. Je pouvais m’en souvenir. Mais je ne pourrais pas le revoir. J’ai compris alors que les hommes ne peuvent se satisfaire de rêves réalisés, car il reste toujours l’idée que tout peut être refait, en mieux.

Cela doit même être vrai si on vit jusqu’à quatre-vingt-dix ans – il n’empêche que je suis jalouse de ceux qui en feront eux-mêmes l’expérience. D’un autre côté, j’avais déjà vécu deux fois plus longtemps que la fille de Van Houten. Que n’aurait-il pas donné pour avoir une enfant qui vive jusqu’à seize ans ?

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Soudain, Maman s’est dressée entre la télé et moi, les mains croisées derrière le dos. – Hazel, a-t-elle dit d’un ton sérieux qui m’a inquiétée. – Oui ?

– Tu sais quel jour on est ?

– Ce n’est pas mon anniversaire quand même ? Elle a ri.

– Non pas encore. On est le 14 juillet, Hazel ! – C’est ton anniversaire ? – Non…

– C’est l’anniversaire d’Harry Houdini ? – Non.

– Je donne ma langue au chat.

– C’EST LE JOUR DE LA PRISE DE LA BASTILLE !

Elle a brandi les deux petits drapeaux français en plastique qu’elle cachait derrière son dos et les a

agités frénétiquement.

– On dirait un faux truc, comme la journée de sensibilisation au choléra.

– Sais-tu, Hazel, qu’il y a deux cent vingt-trois ans aujourd’hui, le peuple de France déferlait sur la

prison de la Bastille pour prendre les armes et réclamer la liberté ?

– Ouah, ai-je dit. Ça se fête !

– Il se trouve que j’ai justement prévu un pique-nique avec ton père à Holliday Park.

Elle ne se décourageait jamais, ma mère. Je me suis levée du canapé et, ensemble, on a préparé quelques sandwichs, puis on les a empilés dans un panier poussiéreux déniché dans le placard à balais de l’entrée.

C’était une assez belle journée, digne d’un véritable été à Indianapolis, chaud et humide – le genre de temps qui, après un long hiver, vous rappelle que si le monde n’a pas été conçu pour les hommes, les hommes ont été conçus pour le monde. Papa, en costume clair, nous attendait sur une place de parking réservée aux personnes handicapées en pianotant sur son portable. Il a agité la main le temps qu’on se gare, puis il m’a embrassée.

– Quelle journée, a-t-il dit. Si on vivait en Californie, on aurait ce temps-là tous les jours. – Oui, mais tu ne l’apprécierais pas autant, a dit Maman. Elle avait tort, mais je ne l’ai pas corrigée.

On a fini par étaler notre couverture au pied des Ruines, cet étrange rectangle de ruines romaines qui, à Indianapolis, est posé en plein milieu d’une prairie. En fait, ce sont des copies érigées il y a quatre-vingts ans, mais ces fausses ruines ont été si peu entretenues qu’elles sont devenues de vraies ruines sans le faire exprès. Elles auraient plu à Van Houten, et à Gus, aussi.

On s’est assis à l’ombre des Ruines et on a mangé. – Tu veux de la crème solaire ? a demandé Maman. – Non, ça va, merci, ai-je répondu.

On entendait le vent dans le feuillage des arbres, et les cris des enfants qui jouaient dans l’aire de jeux un peu plus loin. Des gamins qui faisaient l’apprentissage de la vie, qui comprenaient comment s’orienter dans un monde qui n’était pas conçu pour eux en expérimentant dans une aire de jeux qui, elle, était conçue pour eux. Papa m’a surprise en train de regarder les enfants.

– Ça te manque de courir comme ça ? – Parfois, oui.

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Mais je ne pensais pas à ça. Je m’efforçais juste de m’imprégner de tout : la lumière sur les Ruines, un enfant qui marchait à peine et venait de découvrir un bâton dans un coin de l’aire de jeux, mon infatigable mère qui dessinait des zigzags de moutarde sur son sandwich à la dinde, mon père qui tapotait son portable dans sa poche en résistant à l’envie de le consulter, un type qui lançait un frisbee et son chien qui en suivait la course avant de le rapporter à son maître.

Qui suis-je pour dire que ces choses pourraient ne pas durer éternellement ? Qui est Peter Van Houten pour assurer que le travail de l’homme est éphémère ? Tout ce que je sais du paradis et de la mort est là, dans ce parc : un univers élégant en mouvement perpétuel, grouillant de ruines croulantes et d’enfants qui crient.

Mon père était en train d’agiter la main devant mon visage. – Reviens parmi nous, Hazel. Tu es là ? – Pardon, oui. Qu’est-ce qu’il y a ? – Maman propose d’aller voir Gus. – Oh. Oui, ai-je dit.

Et donc, après déjeuner, on est allés au cimetière de Crown Hill, la dernière demeure de trois vice-présidents, d’un président, et d’Augustus Waters. On a roulé jusqu’au sommet de la colline et on

s’est garés. Derrière nous, les voitures fonçaient sur la 38 e Rue. La tombe de Gus était facile à

trouver : c’était celle qui avait été fraîchement retournée. La terre était toujours entassée au-dessus de son cercueil, la pierre tombale n’avait pas encore été posée.

Je n’ai pas senti sa présence ni rien, mais j’ai quand même pris un des petits drapeaux débiles de ma mère et je l’ai planté au pied de sa tombe. Peut-être que des passants imagineraient qu’un soldat de la Légion étrangère ou je ne sais quel mercenaire héroïque était enterré là.



Lidewij m’a finalement répondu juste après 18 heures. J’étais sur le canapé en train de regarder la télé en même temps que des vidéos sur mon ordinateur portable. J’ai tout de suite vu qu’il y avait quatre pièces jointes, je mourais d’envie de les ouvrir, mais j’ai résisté à la tentation et j’ai lu l’e- mail d’abord.

Chère Hazel,

Peter était extrêmement soûl lorsque nous sommes arrivés chez lui ce matin, mais, d’une certaine façon, cela nous a facilité la tâche. Bas (mon compagnon) l’a occupé pendant que je fouillais les sacs-poubelle dans lesquels Peter conserve le courrier de ses fans. Puis je me suis rappelé qu’Augustus connaissait l’adresse de Peter. Il y avait une énorme pile de lettres sur la table du salon, au milieu de laquelle j’ai très vite trouvé celle d’Augustus. Je l’ai ouverte et j’ai constaté qu’elle était adressée à Peter, alors je lui ai demandé de la lire. Il a refusé.

À ce stade, j’étais très en colère, Hazel. Mais au lieu de lui crier dessus, je lui ai dit qu’il devait

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lire la lettre de ce garçon disparu en hommage à sa fille défunte, qu’il le lui devait. Je lui ai alors donné la lettre et il l’a lue en entier, puis il a dit – je le cite : « Envoyez ça à la fille et dites-lui que je n’ai rien à ajouter. »

Je n’ai pas lu la lettre, mais mes yeux sont tombés sur certaines phrases alors que je scannais les pages. Je vous les mets ici en pièces jointes et je vous les enverrai aussi par la poste à votre adresse personnelle. Elle n’a pas changé ?

Que Dieu vous garde, Hazel.

Avec toute mon amitié, Lidewij Vliegenthart

J’ai ouvert les quatre pièces jointes. L’écriture de Gus était brouillonne, elle penchait sur le côté, la taille des lettres et la couleur du stylo variait. Il avait visiblement écrit dans un état de conscience fluctuant, sur plusieurs jours.

Van Houten,

Je suis quelqu’un de bien, mais j’écris comme un pied. Vous n’êtes pas quelqu’un de bien, mais vous écrivez remarquablement. On aurait fait une bonne équipe. Je ne veux pas vous demander ça comme un service mais, si vous avez du temps – et d’après ce que j’ai constaté, vous en avez beaucoup –, je me demandais si vous pouviez écrire l’éloge funèbre d’Hazel. J’ai pris des notes, mais j’aimerais que vous en fassiez quelque chose de cohérent ou même que vous m’indiquiez ce que je dois changer.

Le truc important chez Hazel, c’est ça : à peu près tout le monde est obsédé par l’idée de laisser une trace derrière soi, de léguer un héritage, de survivre à sa mort, de marquer les mémoires. Je n’échappe pas à cette règle. Ce qui m’inquiète le plus, c’est de devenir une énième victime oubliée de cette vieille guerre sans gloire contre la maladie.

Je veux laisser une trace.

Sauf que, Van Houten, les traces que les hommes laissent sont trop souvent des cicatrices. On construit un centre commercial hideux, on fomente un coup d’État, on devient une rock star en se disant : « On se souviendra de moi », mais a) on ne se souviendra pas de nous et b) on ne laisse derrière nous que de nouvelles cicatrices. Le coup d’État mène à une dictature, le centre commercial devient une lésion urbaine.

(D’accord, je n’écris peut-être pas si mal que ça. Mais je n’arrive pas à rassembler mes idées,

Van Houten. Mes pensées sont des étoiles qui ne veulent plus former de constellation.)

Nous sommes comme une meute de chiens qui pissent sur les bouches d’incendie. On empoisonne la terre avec notre pisse toxique, pour marquer « À moi » partout et sur tout, dans l’espoir ridicule de survivre à notre mort. Je ne peux pas m’empêcher de pisser sur les bouches d’incendie. Je sais que c’est idiot et inutile – ô combien inutile dans mon état –, mais je suis un animal comme les autres.

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Hazel est différente. Elle se déplace avec légèreté, mec. Elle effleure le sol de ses pas. Hazel connaît la vérité : on a autant de chances de nuire à l’univers qu’on en a de l’aider, et on n’est pas près de faire ni l’un ni l’autre.

Certains pourraient trouver triste qu’elle laisse une plus petite cicatrice que les autres, qu’on se souvienne moins d’elle, qu’elle ait été aimée profondément mais par peu de gens. Mais ce n’est pas triste, Van Houten. C’est glorieux, c’est héroïque. N’est-ce pas justement ça le véritable héroïsme ? Comme disent les médecins : « Avant tout, ne pas nuire. »

De toute façon, les véritables héros ne sont pas les gens qui font les choses ; les véritables héros sont les gens qui remarquent les choses, qui y prêtent attention. Le type qui a inventé le vaccin contre la variole n’a rien inventé du tout. Il a juste remarqué que les gens qui avaient la variole bovine n’attrapaient pas la variole.

Après mon PET scan, quand j’ai su que j’avais des métastases partout, je me suis faufilé en douce dans le service des soins intensifs et je l’ai vue alors qu’elle était inconsciente. Je suis entré derrière une infirmière et j’ai réussi à rester dix minutes près d’elle avant de me faire choper. J’ai vraiment cru qu’elle allait mourir avant que je puisse lui dire que j’allais mourir aussi. C’était terrible : la litanie incessante des machines de soins intensifs, l’eau sombre et cancéreuse qui s’écoulait de son torse, ses yeux fermés, l’intubation, mais sa main restait sa main, toujours chaude, les ongles vernis en bleu foncé presque noir. Je lui ai tenu la main en essayant d’imaginer le monde sans nous. Et, l’espace d’une seconde, j’ai fait preuve d’assez d’humanité pour espérer qu’elle meure, afin qu’elle ne sache jamais que j’allais mourir aussi. Mais ensuite, j’ai voulu plus de temps pour qu’on puisse tomber amoureux l’un de l’autre. Mon vœu a été exaucé. J’ai laissé ma cicatrice.

Un infirmier est entré et m’a dit de partir, les visites n’étaient pas autorisées. Je lui ai demandé comment elle allait, et il a répondu : « Elle continue à prendre l’eau. » Une bénédiction pour un désert, une malédiction pour un océan.

Quoi d’autre ? Elle est si belle qu’on ne se lasse pas de la regarder. Ça ne vous ennuie jamais qu’elle soit plus intelligente que vous : parce que vous savez qu’elle l’est. Elle est drôle sans jamais être méchante. Je l’aime. J’ai tellement de chance de l’aimer, Van Houten. Dans ce monde, mec, ce n’est pas nous qui choisissons si on nous fait du mal ou non, en revanche on peut choisir qui nous fait du mal. J’aime mes choix. J’espère qu’elle aime les siens.

Je les aime, Augustus. Je les aime.

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